NIETZSCHE, ODE À L’OUBLI

EDITION 2

La mémoire est un sujet qui suscite l’intérêt des chercheurs depuis les tendres débuts de la jeune discipline scientifique qu’est la psychologie. Elle occupe pourtant l’esprit humain depuis bien plus longtemps. Si elle a pourtant fasciné philosophes, savants et érudits pendant des siècles, personne ne s’est autant penché sur son inévitable contrepartie (à savoir l’oubli), que Nietzsche.

La mémoire est très utile, on s’en sert tous les jours et il est impossible de naviguer dans la réalité sans elle, on passe constamment d’un contexte à un autre et le monde exige de nous que l’on s’adapte. Ainsi, la mémoire est souvent considérée comme une fonction noble, voire fondamentale. L’oubli, en contraste, n’enthousiasme pas toujours autant. Parfois considéré comme sa négation ou son subalterne, l’oubli est pourtant tout aussi indispensable et ne constitue pas toujours une déficience de la mémoire. 

On sait aujourd’hui que le cerveau trie les informations pertinentes et non-pertinentes pendant le sommeil afin de permettre l’actualisation et la consolidation des souvenirs importants. Si la mémoire permet de se rapporter au présent et de se projeter dans l’avenir, l’oubli permet la sélection des éléments qui servent la vie, et ce tant à l’échelle de l’individu que de la communauté.

Pour Nietzsche, une des caractéristiques qui fait le propre de l’humain est son lien avec le passé, contrairement à l’animal qui vivrait dans un éternel présent. Si cette mémoire individuelle et collective (que l’on appelle plus communément Histoire) a ses avantages, le prix à payer pour cette faculté est le poids du souvenir qui peut en entraver et paralyser plus d’un. Le passé à lui seul ne peut pas définir l’individu, sous peine d’affaiblir sa vitalité. C’est ainsi que, dans ses Considérations Inactuelles, apparaît pour le philosophe la nécessité d’oublier activement : 

« Un homme qui ne voudrait sentir les choses qu’historiquement serait pareil à celui qu’on forcerait à s’abstenir de sommeil ou à l’animal qui ne devrait vivre que de ruminer et de ruminer sans fin. Donc, il est possible de vivre presque sans souvenir et de vivre heureux, comme le démontre l’animal, mais il est encore impossible de vivre sans oubli »
                                                                                        – Considérations Inactuelles.

Nietzsche opère un renversement des valeurs : ici, le problème n’est donc pas l’oubli, mais bien la mémoire. En agissant comme un filtre qui trie l’important du futile, le sûr du dangereux, ou encore le présent du passé, la mémoire devient une sorte de falsification du réel. Son rôle serait de permettre une certaine stabilité de la psyché au prix d’un appauvrissement du vécu. De ce point de vue, l’oubli est une propriété de l’organisme et la mémoire une construction du sujet, qui parfois se retourne contre celui-ci. Par ailleurs lorsqu’un souvenir est oublié, il n’est pas annihilé totalement mais enfoui. Vous l’avez compris, cette thèse de Nietzsche semble être à la racine même de la notion d’Inconscient freudien. Dans ses « Études sur l’hystérie » (1895), Freud ira même jusqu’à déclarer que « les hystériques souffrent de réminiscences ». 

« Peut-être l’homme ne peut-il rien oublier, suppose Nietzsche. L’opération de la vision et de la connaissance est beaucoup trop compliquée pour qu’il soit possible de l’effacer à nouveau complètement ; autrement dit, toutes les formes qui ont été produites une fois par le cerveau et le système nerveux se répètent désormais à chaque fois […] » 
                                                                                        – Considérations inactuelles.

Si cela peut sembler fataliste, soyez rassurés : nous ne sommes pas condamnés à ressasser le passé douloureux éternellement. L’oubli, chez Nietzsche, est la faculté de la vie à se régénérer, l’acte libérateur (et délibéré) qui intègre le passé en soi et l’incorpore. Il s’agit d’une véritable faculté d’inhibition qui permet et facilite l’action, et aide l’individu à mieux anticiper l’à-venir. Sans l’oubli, l’engagement dans l’instant présent est mis en péril par des ruminations, c’est pourquoi il ne faut pas toujours se fier à la mémoire lorsqu’elle nous mène à quelques sables mouvants ; mais se fier aussi à l’oubli, pour user du présent en toute sérénité.

« Fermer de temps en temps les portes et les fenêtres de la conscience ; […] ; faire silence, un peu, faire table rase dans notre conscience pour qu’il y ait de nouveau de la place pour les choses nouvelles, et en particulier pour les fonctions et les fonctionnaires plus nobles, pour gouverner, pour prévoir, pour pressentir (car notre organisme est une véritable oligarchie) voilà, je le répète, le rôle de la faculté active d’oubli, une sorte de gardienne, de surveillante chargée de maintenir l’ordre psychique, la tranquillité, l’étiquette. On en conclura immédiatement que nul bonheur, nulle sérénité, nulle espérance, nulle fierté, nulle jouissance de l’instant présent ne pourrait exister sans faculté d’oubli ». 
                                                                                         – Généalogie de la Morale.

F. Sascha

Suggestion :

Lien d’un podcast de France Culture sur le sujet : https://www.franceculture.fr/emissions/les-chemins-de-la-philosophie/loubli-14-nietzsche-toute-action-exige-loubli