Qui suis-je ? Voilà une question que je me pose depuis ma tendre enfance. Seulement trois mots, mais la réponse est complexe et longue. Une page ne suffirait pas à répondre entièrement à cette question. À mon sens, il est impossible de se connaître totalement, de rendre compte de toute la complexité de notre identité. D’ailleurs, par où commencer ? Que dire ? Nom prénom, ça a l’air évident. C’est ce que l’on apprend à l’école, c’est la première chose que l’on demande à un enfant que l’on rencontre. On pourrait également se décrire physiquement, se décrire par les habits que l’on porte et que l’on ne porte pas, par nos accessoires, par les choix que l’on a faits, les choix que l’on n’a pas faits et les choix que l’on prévoit de faire. On peut se décrire par nos sentiments, par nos moments de colère, de jalousie, par nos envies, etc. On pourrait commencer par nos ancêtres. Il y a possiblement une constance identitaire qui se transmet de génération en génération : l’identité de famille. Autour de cette constante viennent se former d’autres éléments qui font notre identité et qui nous rendent uniques.
Il est vendredi, la cloche de l’église sonne midi et on entend les pleurs d’un bébé qui vient de naître. L’infirmière prend le nouveau-né des mains du docteur pour le donner à son père. Contact peau à peau, œil à œil, un lien se crée entre le père et son enfant. Une première naissance qui signe son entrée à la vie. Qui est-il ? Sait-il ce qu’il est ? A-t-il une identité préformée ? Ses parents savent qui il est, connaissent son nom, son prénom, ses origines. Ils lui ont déjà prévu une chambre, des livres à lire, des comptines, des activités à faire ensemble, etc. L’identité de l’enfant existait avant qu’il ne vienne au monde.
Par ce premier lien, le père va prêter son appareil psychique à son enfant. Il va traduire à son enfant le monde, il va accueillir ses affects, ses pulsions et donner un sens, nommer ce qui se passe, nommer la faim, la frustration, la joie, le plaisir, la peur, etc. C’est la fonction maternante. La fonction paternelle va mettre un cadre, des limites, des règles et va contenir les éléments qui seraient trop envahissants pour le psychisme de l’enfant. L’enfant va pouvoir créer un moi-peau, selon Didier Anzieu, qui est une peau psychique qui va séparer notre monde interne et le monde externe, qui va permettre de filtrer les éléments externes et de les représenter dans un théâtre interne. C’est une seconde naissance qui doit advenir : la naissance à la vie psychique.
L’enfant doit donc naître deux fois : une à la vie réelle et une à la vie psychique. On pourrait maintenant réfléchir à une troisième naissance, une naissance qui peut se faire à tout moment et une identité éphémère, qui peut se renouveler sans arrêt.
Aujourd’hui, internet est un monde à part entière et fait partie de nos vies, encore plus avec le coronavirus. Les forums, les pages internet, les réseaux sociaux, les jeux demandent à se créer un compte, à former, à nommer un personnage que l’on va incarner. On peut créer autant de comptes que l’on veut, se nommer comme on le souhaite. Sur chaque compte, on peut être quelqu’un d’autre, incarner un personnage, un rôle qu’il n’est pas possible d’incarner dans la vie réelle. La vie psychique permettait cette incarnation fantasmée, de s’imaginer être quelqu’un d’autre, d’être un super-héros, être un professeur d’université, être un chanteur, être plus sociable, plus extravagant. Internet rend cette vie fantasmatique un peu plus réelle, permet de donner corps d’une certaine manière à ce fantasme dans un monde qui se situe entre le réel et l’imaginaire.
Allons un peu plus loin dans notre réflexion et projetons-nous quelques années dans le futur. La VR (Réalité Virtuelle) nous permet carrément de nous projeter dans un monde imaginaire. On peut se créer un personnage et agir différemment que dans la vraie vie. Nous avons le parfait exemple avec le film Ready Player One où tout le monde peut se retrouver dans un univers virtuel et incarner un personnage différent de ce qu’il est dans la vie réelle.
Aussi exaltant que ça puisse être de pouvoir se créer autrement et de pouvoir donner forme à notre imagination, c’est aussi effrayant de ne pas avoir de limite. On peut donner libre cours à nos pulsions, à nos envies sans avoir de cadre, de règles qui nous sont imposées. Aujourd’hui, avec internet ou la VR, on est dans l’accomplissement de nos pulsions, de nos envies, dans la jouissance de l’ici et maintenant. On n’a plus tellement cette symbolisation que nous permettait la fonction maternante et le cadre contenant de la fonction paternelle. On n’a plus un moi-peau qui permet de faire cette séparation entre le monde interne et le monde d’internet.
Les limites peuvent devenir floues et on peut se perdre parmi nos identités réelles et nos identités imaginaires. Par exemple, dans Le jeu du chuchoteur de Donato Carrisi, on suit une inspectrice à travers une enquête qui mêle le monde virtuel et le monde réel. Elle découvre que des personnes mettaient en scène leurs pires fantasmes dans ce monde virtuel. Le problème est que certains passent à l’acte dans la vie réelle.
En conclusion, internet offre des possibilités exaltantes et différentes manières de se réaliser. On peut naître autant de fois que l’on veut et avoir une nouvelle identité. Les technologies futures vont permettre encore plus de possibilités fascinantes. Par ailleurs, on peut facilement s’oublier, oublier l’autre et perdre notre identité pour assouvir nos pulsions, nos envies et vivre le moment présent. Parfois il peut être bénéfique de faire une pause et de se poser une question : qui suis-je ?
G. Fatih