MODERN LONELINESS

EDITION 6

Il y a quelques jours, en repassant en revue les livres de ma bibliothèque, je suis retombée sur mon livre préféré et j’ai alors décidé de le relire. 

Ce matin je suis arrivée au passage le plus important du livre, ou du moins le plus important selon la maison d’édition dans la mesure où ce passage est à l’origine du titre du roman. Dans cet extrait un des personnages principaux pense que les nombres premiers – des nombres qui sont divisibles uniquement par 1 et par eux-mêmes – restent à leur place dans l’infinité des nombres naturels. Il pense que ces nombres sont solitaires, un peu bizarres, mais néanmoins uniques. Un peu comme s’ils s’étaient retrouvés par erreur au milieu des nombres naturels et y étaient restés coincés. Peut-être qu’eux aussi ils auraient aimé être comme tous les autres, juste des nombres naturels, mais que pour une raison ou une autre ils en étaient incapables. 

Cela m’a fait réfléchir à cette sensation de solitude moderne, cette sensation légèrement différente pour chacun et chacune d’entre nous, mais que finalement nous ressentons tou·te·s à l’heure d’aujourd’hui. Qui n’a jamais éprouvé ce sentiment de solitude profonde dans l’incommunicabilité, dans ce manque de partage, ce sentiment de vide, de douleur indivisible ? Ou tout simplement qui n’a jamais ressenti ce sentiment d’étrangeté, d’être volontairement seul·e, de ne vouloir appartenir à personne ou à quoi que ce soit, comme si on ne voulait pas participer au monde qui nous entoure ? Mais finalement, qu’est-ce que la solitude et quelle est son essence ?

Sûrement un concept difficile à définir, puisque dans la société d’aujourd’hui, la solitude est un concept qui est peu discuté. D’une part parce qu’il porte en lui une connotation un peu négative, embarrassante et d’autre part parce qu’on s’attend à ce que dans une société qui prône l’autonomie dans toutes ses facettes, chacun puisse s’auto-suffire. 

Malgré ces nouvelles valeurs de la société moderne, qu’on partage presque tou·te·s, malgré le fait qu’on prône, un peu tout·te·s, l’individualisme et malgré le fait qu’on fait tou·te·s de notre mieux pour prétendre que tout va bien, tout le temps, au fond chacun et chacune d’entre nous a déjà souffert de solitude. En effet, ironiquement, on n’est pas les seul·e·s à se sentir seul·e·s. 

Même si on n’en parle pas beaucoup, pas mal d’articles ont été écrits sur la solitude, néanmoins peu de tentatives ont été faites pour saisir le phénomène et sa signification existentielle sans réduire sa complexité.

Étymologiquement, le terme solitude fait référence au mot séparer composé de se et de parare. Le premier indique « division », le second « naissance ». Le terme solitude fait référence à la séparation de l’enfant de la mère à la naissance.

Au début je ne voulais pas essayer de définir le terme moi-même, parce que bien évidemment je serais tombée dans le subjectif, mais finalement j’ai décidé que parfois il n’y avait pas de mal à cela. J’ai l’impression qu’à notre époque même en ayant un bon entourage, nos vies sont parallèles à celles des autres : comme s’il n’y avait jamais vraiment un point de collision. Des vies qui évoluent ensemble, proches les unes des autres, mais isolées entre elles : elles se rapprochent pour s’effleurer, mais jamais pour se toucher. 

D’un point de vue psychologique, ce n’est pas exactement comme ça que ça se passe, et il y a beaucoup de nuances et de significations liées à cette expérience. En en parlant avec des ami·e·s je me suis rendue compte qu’il n’y a pas un seul et unique sentiment de solitude, mais plusieurs : chacun de nous a une manière différente de le vivre, de se le représenter, de le craindre et de l’imaginer.

Lorsque nous pensons à la solitude, nous nous référons instinctivement à sa dimension objective, c’est-à-dire à l’absence réelle de quelqu’un où quelque chose. Cependant, il est nécessaire de souligner la différence importante entre : se sentir seul et être seul. Ressentir de la solitude n’a rien à voir avec le fait d’avoir des personnes proches de vous ou non, vous pouvez être entouré·e, mais toujours percevoir ce type de sentiment. C’est en fait un sentiment très profond et subjectif. Selon cette distinction, il est possible que certains individus socialement isolés se sentent assez satisfaits malgré leur faible nombre d’interactions sociales. Au contraire, d’autres individus peuvent être objectivement impliqués dans un grand nombre de relations interpersonnelles mais, malgré cela, se sentir profondément insatisfaits de leur vie relationnelle (par exemple, en raison de la qualité de leurs relations ou de l’absence d’un type particulier de relation) et par conséquent éprouver un sentiment douloureux de solitude.

Typiquement, la perception de la solitude est associée au sentiment de ne pas se sentir compris, aimé, voulu ou en tout cas de ne pas pouvoir échanger avec les autres avec un bon équilibre entre donner et recevoir.

Le sentiment de solitude comme manque s’accompagne souvent aussi de l’idée de vide, indiquant à quel point ce sentiment concerne avant tout notre monde intérieur. Le manque que, au niveau de la conscience, nous percevons comme externe (manque d’ami.e.s, de parents, de partenaire, bref quelqu’un qui nous aime et prend soin de nous) est en fait la projection hors de nous d’un manque interne. 

En général, les gens éprouvent deux sentiments différents de solitude. Le premier, prend ses origines du traumatisme de la naissance et ressemble à un sentiment d’abandon, de perte ou d’absence (comme ce qu’un bébé pourrait ressentir hors de la protection du ventre de sa mère et exposé tout d’un coup à ce nouveau monde inconnu et pas si cool que ça, avouons-le). C’est un sentiment qui peut être ressenti à différents degrés et accompagné d’états internes qui peuvent aller du désespoir au désir ou à la nostalgie. Le deuxième se réfère plus à un sentiment d’indifférence où de sécheresse affective. Non seulement il nous semble que personne ne nous aime ou ne se soucie de nous, mais nous ressentons une incapacité à aimer, un vide intérieur, un manque d’intérêt et une incapacité à nous attacher émotionnellement à qui que ce soit.

Néanmoins, la solitude offre à l’homme d’innombrables opportunités de mûrir et de devenir un sujet indépendant. Les enfants, par exemple, ont besoin d’être laissés seuls de temps à autre pour qu’ils puissent apprendre à gérer leur temps et leur espace. En fait, apprendre à savoir être seul, à s’autogérer est une vraie compétence. On parle beaucoup du désir et de la peur de la solitude, peu de la capacité à être seul·e. La confiance, si elle se construit en nous dans les années de croissance, nous permet de contrôler la solitude, de reconnaître les sentiments qui animent la partie la plus profonde de notre esprit et de les exprimer. Sinon, si cette confiance n’est pas établie, la dépendance est souvent une conséquence directe de cette peur du vide : pour ne pas la vivre, on tombe souvent dans des situations relationnelles de dépendance, qui peuvent aussi nous conduire à choisir de rester dans des relations malsaines ou insatisfaisantes, ou de confondre l’attachement et le besoin avec l’amour. 

Il est donc très important de créer une relation positive avec soi-même : plus on est en harmonie avec nous-mêmes, plus on ressent un sentiment de plénitude et de bien-être psychologique ce qui va nous permettre de mieux vivre nos moments de solitude.

En conclusion, tout le monde est seul dans une certaine mesure, même s’il prétend ne pas l’être : cela fait partie de l’être humain. C’est comme si c’était une partie tellement innée de la psyché humaine, qu’elle ne peut pas être guérie : elle peut, néanmoins, être atténuée et rendue moins douloureuse. Cela ne peut être réalisé qu’en augmentant la conscience de l’humanité par rapport à cette condition pénible que chacun et chacune doit endurer d’une manière ou d’une autre, à un moment ou à un autre de sa vie. En effet le concept de solitude est une sorte de mélange de liberté fière et d’affliction désespérée.

E. Hanan

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