Ce n’est pas parce que la volonté est consciente que c’est la volonté qui est la cause de l’action
Daniel Wegner
Sommes-nous réellement libres de faire des choix ou ceux-ci résultent-ils d’une chaîne causale (1) complexe dont les rouages nous sont en grande partie inaccessibles ?
Pour le savoir, Benjamin Libet a imaginé une expérience aujourd’hui célèbre. Des sujets sont placés devant un écran sur lequel se trouve une horloge oscilloscope. On leur demande de fixer le point central tandis qu’un point lumineux se déplace. Les numéros représentent des unités arbitraires dont l’échelle vaut : 1 → 43 ms. On demande ensuite aux sujets d’effectuer un mouvement de poignet quand ils le souhaitent. Ils doivent retenir la position du point lumineux au moment exact où ils décident de bouger. Pendant l’expérience, l’activité cérébrale des sujets est enregistrée en continu.
Les résultats indiquent que le potentiel de préparation motrice apparaît environ 330 ms (2) avant la prise de décision consciente. Dès lors, on peut être amené à penser que notre volonté n’est pas la cause de l’action mais plutôt un épiphénomène de nos processus neuronaux.
Pour Libet cependant, cette expérience ne remet pas en question l’existence du libre arbitre(3). En effet, entre la prise de décision consciente et l’acte effectif, il reste 200 ms pendant lesquelles le libre arbitre pourrait avoir un droit de veto sur la commande motrice engagée.
Baertschi souligne qu’il reste toutefois à savoir si ce droit de veto est lui-même déterminé par d’autres processus neuronaux.
Cette expérience a été beaucoup commentée et critiquée et ne peut probablement pas nous permettre de conclure quant à l’existence du libre arbitre. La suite de ce texte se base en grande partie sur le livre La neuroéthique de Baertschi et portera principalement sur le point de vue compatibiliste expliqué ci-dessous. Cette focalisation reflète mon point de vue personnel et est, à ce titre, discutable.
Adieu mérite et responsabilité ?
Si le libre arbitre n’existe pas, que faire de la responsabilité et du mérite (qui en découle) ? Petit tour d’horizon des différentes positions.
Les incompatibilistes soutiennent que sans libre arbitre, la responsabilité est impossible. Parmi eux, les libertariens sont convaincus de l’existence du libre arbitre et donc de la validité de cette notion de responsabilité. À l’opposé, les déterministes durs considèrent que le libre arbitre est une illusion qui s’explique simplement par notre ignorance des causes qui nous animent. Pour eux, la responsabilité, parce qu’absurde sans libre arbitre, ne devrait pas régir nos sociétés.
Les déterministes compatibilistes soutiennent quant à eux que l’absence de libre arbitre est compatible avec la responsabilité, celle-ci étant vue comme une construction aux limites arbitraires mais néanmoins nécessaires à la vie en société. Pour Searle « Il nous est subjectivement impossible de vivre et d’agir sans faire la présupposition de notre liberté et nous devons nous accommoder d’une forme de compatibilisme. Cela signifie donc que nous sommes condamnés à une forme d’illusion et non que l’illusion est une vérité. »
Continuons sur ce point de vue compatibiliste. Selon Baertschi, la responsabilité pourrait être admise selon la subjectivité de la personne. On serait responsable lorsqu’on fait l’expérience de l’action volontaire, autrement dit lorsqu’on a le sentiment qu’on aurait pu agir différemment. La justice a également élaboré des conditions particulières de reconnaissance de la responsabilité. Dans son jugement, elle tient compte de l’intentionnalité, de la contrainte, de l’âge, de la compréhension de son acte (particulièrement lorsqu’une maladie ou un trouble a été diagnostiqué), de la légitime défense et d’autres circonstances atténuantes ou aggravantes. Si on accepte le compatibilisme, on accepte également que les limites de cette responsabilité, et donc ces critères, soient arbitraires et susceptibles de changer.
De la même manière, les limites du mérite ne seraient pas absolues. Si notre société occidentale actuelle aime nous montrer des exemples de personnes parties de rien et ayant réussi par leur seule volonté, n’oublions pas que le corollaire de ces idéaux méritocratiques est de blâmer (parfois indirectement) les personnes qui n’ont pas réussi. Cette logique du « si iel… alors toi… » peut certes être un moteur mais peut également être particulièrement culpabilisante, d’autant plus que deux situations ne sont jamais identiques. Elle peut également être instrumentalisée à des fins politiques pour, par exemple, justifier une position dominante. L’idée n’est pas forcément d’éliminer toute notion de mérite mais de garder en tête que le mérite qu’on accorde n’est que le reflet de notre sensibilité.
Et la psychologie ?
Si nous sommes tous déterminés, en quoi la psychologie reste pertinente pour aider les personnes à changer ? Le déterminisme n’implique pas que nos actions soient écrites à l’avance, autrement dit le déterminisme tel que décrit ici n’a rien à voir avec le destin (4). Les psychologues ont donc un coup à jouer sur les trajectoires d’autrui. En effet, si notre volonté n’est pas la cause de nos actions, il n’en demeure pas moins que nos actions peuvent devenir à leur tour les causes d’autres choses. Ainsi les psychologues entrent dans la chaîne causale qui déterminera peut-être le mieux-être des patients.
À ce jour, rien ne permet d’affirmer avec certitude l’inexistence du libre arbitre. Il est d’ailleurs bien difficile de prouver l’inexistence de quelque chose. Cependant, bien que les comportements humains restent complexes et leurs mécanismes encore en grande partie inaccessibles à notre compréhension, les chercheurs débusquent de mieux en mieux les causes de nos actions. Le libre arbitre ne serait-il pas dès lors une hypothèse superflue ? (5)
N. Eva
Notes
(1) Faute d’autres mots, j’utilise ce terme, mais la chaîne causale ne sous-entend pas une linéarité.
(2) les données ont été corrigées pour éviter certaines erreurs. Pour plus d’informations n’hésitez pas à consulter l’article de Libet qui est en accès libre sur internet.
(3) Libet concluait d’ailleurs son article en proposnt de croire au libre arbitre car cette vision des choses pourrait au moins nous permettre d’agir d’une manière qui accepte et accommode notre sentiment profond que nous avons un libre arbitre. Phrase originale : « Such a view would at least allow us to proceed in a way that accepts and accommodates our own deep feeling that we do have freewill »
(4) J’utilise la définition du Larousse ; Destin : Détermination préétablie des événements de la vie humaine par une puissance supérieure
(5) Selon le principe de parcimonie (Rasoir d’Ockham), il faut privilégier les explications impliquant le moins d’hypothèses non démontrées. A noter que cette méthode ne garantie pas toujours la véracité de l’explication.
(6) J’entends « ne pas croire » dans le sens « être sceptique » et non dans le sens « croire en l’inexistence »
LIBET, Benjamin. Do We Have Free Will ? Journal of Consciousness Studies, 1999, 6, No. 8-9, p. 47-57 → https://is.gd/XyhkPQ
BAERTSCHI, Bernard. La neuroéthique, Paris, Editions La Découverte, 2009, 125p