Il ne me reste plus que quelques pas et me voilà tout en haut de la tour Eiffel, à 276 mètres de haut. Quelques pas et Paris sera sous mes pieds. Je risque un œil dans le vide qui me sépare de la terre ferme. Je m’imagine sauter dans le vide, mon corps qui tombe, le vent qui gifle mon visage, qui tente en vain de retenir mon corps fonçant inéluctablement contre le sol. J’imagine mon corps embrassant avec violence le sol dur. Si je ne m’évanouis pas pendant la chute, je pourrais peut-être sentir la violence avec laquelle la terre donne une nouvelle forme à mon corps, entendre mes os se briser et sentir mes organes s’aplatir. Rien que cette pensée m’effraie et en même temps me remplit d’une certaine excitation, d’un sentiment d’exister réellement. Je m’imagine être comme Alice tombant dans le terrier du lapin et l’idée de la chute me semble moins horrible. Le temps va-t-il me sembler long pendant ma chute ? Ou, au contraire, va-t-il me sembler inexistant, mon saut et ma rencontre avec le sol ne faisant qu’un ? Pourquoi cette envie de sauter dans le vide ? Pourquoi cette excitation ?
Cette envie de sauter dans le vide, appelée « l’appel du vide », est un phénomène intéressant. Elle a été attribuée à l’envie de se suicider. Hames, Ribeiro, Smith & Joiner Jr. (2012) proposent que c’est une mauvaise interprétation du signal envoyé par notre cerveau. Selon ces auteurs, c’est dans l’après-coup que nous donnons une signification erronée (e.g., « Je voulais sauter ») à ce signal de sécurité (e.g., « Tu es trop près, recule »). Cette explication me semble un peu trop simple.
Nous pourrions peut-être mettre en lien cette envie avec les conduites à risque, les sports extrêmes, les petits défis entre ami.e.s, les transgressions de la loi parentale, sociétale, culturelle, ou encore les jeux où nous flirtons littéralement avec la mort. Sauter du haut du plus grand plongeoir à la piscine, voler une sucette, jeter des œufs sur la fenêtre des voisins, sonner à une porte et s’enfuir, boire à n’en plus pouvoir, prendre un peu de cocaine, provoquer quelqu’un de plus fort que soit, monter en haut d’une grue sans sécurité, faire une course de voitures sur le ring, etc. Nous avons une certaine conscience des risques, du danger que tout peut changer en moins d’une seconde. Ces comportements, parfois si anodins, nous donnent le sentiment d’exister, de s’illusionner que nous sommes invincibles face à la mort immortelle. Ce sont ces moments qui nous rappellent notre propre fragilité, notre propre mortalité que nous espérons déjouer. De cette manière, nous renforçons notre illusion d’immortalité. Comme le dit Freud : « Personne, au fond, ne croit à sa propre mort ou, ce qui revient au même dans l’inconscient, chacun de nous est persuadé de son immortalité ».
La mort des autres nous rappelle notre propre mortalité également. En tant que psychologue, nous serons amenés à être devant des patient.e.s dont l’état se dégrade petit à petit, à travailler à l’hôpital, face à des patient.e.s avec un diagnostic létal, nous prenons conscience de la réalité de la mort, en même temps que les patient.e.s. Cette réalité est insupportable, irreprésentable. D’une certaine manière, cette réalité nous insuffle la vie de nouveau, nous pousse à nous connecter avec les autres, à être avec les vivants et à nous rassurer que nous sommes vivants, à continuer à s’illusionner que nous sommes invincibles face à la mort.
Dans cette perspective, l’appel du vide est comme le toucher de la mort. Un rappel de la fragilité de nos vies, un retour à la réalité qui nous oblige à faire un pas en arrière, qui nous connecte en même temps avec les autres et nous donne un sentiment d’existence.
« Être ou ne pas être, telle est la question » (Shakespeare, 1603)
G. Fatih
Bibliographie
Jennifer L. Hames, Jessica D. Ribeiro, April R. Smith, Thomas E. Joiner (2012). An urge to jump affirms the urge to live: An empirical examination of the high place phenomenon, Journal of Affective Disorders, 136:3, 1114-1120. DOI : 10.1016/j.jad.2011.10.035.
Shakespeare W. (1603). Hamlet. Librio. Bruxelles